Être joueur d'échecs professionnel en France : interview de Maxime Lagarde

Joueur d’échecs professionnel

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Maxime Lagarde | Mark Livshitz

En bref

À 30 ans, Maxime Lagarde est un des meilleurs joueurs français, classé 2622 Elo au 1er mai 2024, son Elo maximal étant 2659. Il est membre de l'équipe de France et il est un des seuls dans l'hexagone à vivre de sa pratique professionnelle des échecs. Il nous éclaire notamment sur les difficultés de cette vie qu'il mène depuis 2019.

Par Antoine Ellis

Aujourd'hui, en tant que joueur professionnel, comment gagnes-tu ta vie exactement ?

Je vis principalement de mes gains dans les tournois opens et dans les ligues nationales. L'avantage avec les ligues, c'est qu'on est assurés d'être rémunérés peu importe notre performance, même s'il existe des primes à la victoire. Je joue pour plusieurs clubs : allemand, espagnol, hongrois et polonais. Et bien sûr français. C'est celle qui me rémunère le mieux, grâce à la règle des 5 joueurs français minimum par équipe. Et puis je participe à d'autres évènements comme des simultanées ou des matchs organisés par mon club de Chartres. Il faut bien reconnaître qu'il n'y a pas beaucoup de clubs qui épaulent autant leurs joueurs que celui de Chartres. Ils savent que c'est difficile d'être joueur professionnel.

Est-ce que c'est de plus en plus difficile d'être joueur professionnel ?

Il y a encore quelques années, je vivais grâce aux opens. J'étais un chasseur d'opens, je gagnais quasiment tous ceux auxquels je participais. Aujourd'hui, c'est de plus en plus difficile à faire. En une dizaine d'années, les joueurs asiatiques sous-classés sont devenus habitués des opens européens. Les jeunes sont de plus en plus forts et de manière générale, les gens sont de mieux en mieux préparés. Mais face à cette concurrence croissante, les price pools des opens n'augmentent pas. Et on ne s'en rend pas compte quand on ne voyage pas aussi souvent que moi, mais les prix des billets d'avion et de train augmentent beaucoup. En général, les invitations ne comprennent pas le transport. Alors pour toutes ces raisons, je dirais qu'il est de plus en plus difficile d'être joueur professionnel à mon niveau.

L'équipe du C'Chartres Échecs : Marc'Andria Maurizzi, Maxime Lagarde, Namig Guliyev et Gata Kamsky

Tu as évoqué la préparation des joueurs. Tu as récemment joué à Minorque avec un bilan assez moyen, est-ce que tu y as ressenti cette difficulté ?

À l'open de Minorque, il y avait une concurrence très forte, assez peu de prix et deux rondes par jour. C'est vrai que j'étais complètement hors de forme, mais cela n'enlève rien au fait que ce soit l'exemple parfait du tournoi risqué à jouer quand on a un Elo supérieur à 2600. J'étais mal dans presque toutes les parties, alors je proposais nulle, et ils acceptaient tous sans hésiter. C'est souvent comme ça que ça se passe, contre des joueurs à 2300 Elo bien préparés. Ils ne prennent quasiment aucun risque et avec les moyens de préparation facilement disponibles aujourd'hui, ce n'est pas toujours facile de les battre.

Du fait de l'incertitude des revenus, à quel point est-ce que la vie de joueur professionnel génère du stress et influence ta manière de jouer en compétition ?

Cette activité génère du stress, tout-à-fait ! Je jouais différemment avant de devenir pro. La façon d'aborder les tournois est différente. Par exemple, à l'open de Reykjavik 2023, j'étais en tête tout le tournoi puis face à Vasyl Ivanchuk, j'ai préféré assurer un prix et faire nulle. On critique souvent les grands-maîtres qui font des nulles en fin de tournoi, mais il faut les comprendre. C'est vrai que je suis un peu nostalgique de l'époque où je me souciais moins de l'aspect financier.

Passé le seuil des 2700, voire des 2750 Elo, on se fait moins de soucis pour ses finances. Quel est ton regard sur l'écart d'aisance financière qu'il peut y avoir entre ces joueurs et toi ?

C'est une question intéressante dont j'ai pu discuter avec d'autres joueurs du top français. Selon moi, il est clair que l'écart financier entre un 2650 et un 2750 n'est pas justifié, en particulier les tarifs en ligue. De nombreux joueurs autour des 2750 Elo ne jouent plus en opens à cause de la concurrence, alors leur niveau n'est pas forcément trop justifié. Et au final, en ligue mais aussi dans les tournois fermés, ils font nulle entre eux et encaissent des chèques bien plus importants que nous, grâce à leur Elo. On n'est pas obligés de prendre autant de risques qu'en opens, car la rémunération est assurée. En ce qui me concerne, je joue toujours pour gagner, que ce soit en opens ou en ligues.

Maxime Lagarde et Victor Stéphan accompagnant les jeunes du C'Chartres Échecs lors des Championnats de France Jeune à Agen, aux côtés de Deimanté Cornette.

Tu es aussi entraîneur en parallèle de ta carrière. Est-ce que ça te peine de devoir faire ce choix pour pallier l'instabilité financière ?

En effet, je donne quelques cours. Je reviens justement d'Agen où j'entraînais les jeunes du Championnat de France. Je sais que je ne pourrai pas être joueur professionnel toute ma vie donc cette reconversion est plus ou moins obligée. Ça ne me peine pas vraiment de compléter avec cette activité, ça pourrait être pire. Je me lasserai certainement dans 15 ans, alors je ferai autre chose que du coaching. Pour l'instant, j'aime bien donner des cours, même si je préfère la liberté que permet ma carrière professionnelle.

Et dans la vie de tous les jours, est-ce que cette profession aux revenus instables peut être un frein, pour obtenir un prêt à la banque par exemple ? Ou pour penser à la retraite ?

Oui, tout-à-fait. J'ai de l'argent de côté mais c'est très difficile d'obtenir un prêt à la banque à cause de l'instabilité de mes revenus. J'ai été obligé de créer une SCI (société civile immobilière) avec mon père que je vais rembourser au fur et à mesure. Concernant la retraite, je déclare évidemment mes revenus à l'URSSAF mais je sais que je n'aurai pas de retraite. J'essaie d'investir à côté, et puis sais que je ne ferai pas que des échecs de ma vie. En guise de sécurité, j'ai un double master/MBA de finance.

Tu affiches publiquement être à la recherche d'un sponsor, comment est-ce que tu expliques ne pas en avoir encore trouvé ?

En effet, je cherche un sponsor. J'ai eu plusieurs contacts, mais les entreprises n'ont jamais assez de budget, ou alors le timing est mauvais à cause des JO (les échecs ne sont pas encore une discipline olympique). Sinon, on me demande de devenir une sorte d'influenceur plutôt qu'un sportif, donc j'ai abandonné l'idée. En fait, quelques jeunes joueuses et joueurs français ont un sponsor, mais ils font rarement partie du top niveau et correspondent plutôt à une certaine image que l'entreprise veut renvoyer. Je tiens toutefois à préciser que je recherche toujours un sponsor !

Podium du Championnat de France 2019