En bref
Mon ami Willy Iclicki, qui préside la commission « Histoire de la FIDE », m’a fait parvenir récemment une photo qui aussitôt a attisé ma curiosité. Marcel Duchamp à l’échiquier face à Sir George Alan Thomas. Ce dernier n’était pas seulement un joueur d’échecs de grande renommée, mais aussi un sportif accompli avec 7 titres de champion d’Angleterre de badminton et finaliste du double messieurs du tournoi de tennis de Wimbledon en 1911.
Sir George Thomas (1881-1972) était souvent mentionné comme l’exemple de l’attitude de ce que l’on nomme le « fair play ». Une attitude qui mérite toujours d’être valorisée, même si parfois elle demeure absente chez certains protagonistes devant l’échiquier.
J’ai immédiatement reconnu les acteurs autour de l’échiquier qui tous participaient au tournoi de Paris 1929. À droite de Duchamp, Fred Lazard (1883-1948), joueur et compositeur de problème, debout Eugène Znosko Borovsky (1884-1954), un Russe blanc qui s’était réfugié à Paris en 1920. Une personnalité hors du commun, critique d’art et musique ainsi qu’auteur de plusieurs livres sur les échecs. Il fut le témoin de Nikolai Gumilev, qui avait épousé la célèbre poétesse Anna Akhmatova, dans un duel face à Maximilian Volochine. Volochine, également poète, fit des études à la Sorbonne. L’amour que portaient les deux poètes pour la même femme provoqua un duel qui allait les opposer à Saint-Pétersbourg au tout début des années 1900. La question devait se régler par les armes, aux pistolets ! Heureusement, les mains des duellistes tremblèrent et tout se termina sans effusion de sang.
« Znosko-Borovsky , qui s’est dépensé sans compter pour mener à bonne fin les démarches préliminaires du tournoi. » Les Bulletins de la FFE
Le tournoi s’est joué dans un café à la Place des Abbesses dans le quartier de Montmartre durant la deuxième quinzaine de juillet 1929.
Duchamp a traduit la version française de « Comment il faut commencer une partie d’échecs » de Znosko-Borovsky et ce fut sa contribution principale pour la littérature échiquéenne ainsi que le livre qu’il co-signa avec Vitaly Halberstadt « L’opposition et les cases conjuguées sont réconciliées » en 1932.
Vitaly Halberstadt (1903 -1967) était un joueur et compositeur de problème venu d’Odessa qui, lui aussi, avait trouvé refuge en France après la guerre civile qui suivit la prise de pouvoir par les bolcheviks.
« M. V. Halbertstadt a bien voulu avec sa bonne grâce habituelle assumer la tâche délicate de la direction du tournoi et s’est acquitté de ses fonctions avec un tact parfait. » Les Bulletins de la FFE
Le tournoi était une initiative du « Cercle Potemkine », un hommage parisien à un autre Russe blanc, poète, réfugié en France, Piotr Potemkine (1886-1926) . Il est l’auteur de la devise de la FIDE « Gens una Sumus ». La Révolution russe, puis la guerre civile, avait mis à rude épreuve les liens « de la famille » et, un siècle plus tard, nous rencontrons les mêmes difficultés.
Le personnage central, qui nous fixe du regard, m’échappait et il m’a fallu du temps pour l’identifier. Par déduction, j’ai découvert qu’il s’agissait de Léon Schwartzmann (1887-1942). Après avoir vécu à Varsovie et étudié à Saint-Pétersbourg, Schwartzmann vint s’installer à Paris au milieu des années 20. En 1927, il remporta la 2e édition du championnat de Paris. D’origine juive, il fut déporté lors de la Seconde guerre mondiale et assassiné à Auschwitz en 1942.
Si la notoriété de Duchamp en tant qu’artiste ne fait que croître depuis sa mort le 2 octobre 1968, le joueur d’échecs peine à être reconnu à sa juste valeur.
La FFE, au vu de ses résultats dans les années 20, lui décerna le titre de Maître. Durant les années 30, son niveau stagna et ses résultats ne reflétaient plus vraiment les espoirs placés en lui.
Aucun ouvrage important n’a été publié en France sur le joueur d’échecs. Il y a quelques années (2012) un « petit livre rouge » consacré à Duchamp par l’écrivain et journaliste autrichien Ernst Strouhal m’a vivement intéressé. L’auteur est un spécialiste de l’œuvre de Duchamp et avait déjà publié en 1994 « Duchamp Spiel ». (Sonderzahl, Vienne 1994)
« Dans la conclusion de son important essai sur Marcel Duchamp, Herbert Moldering a noté que l’expression la plus cohérente de l’esthétique de cet artiste fut sa décision de faire retraite dans le jeu d’échecs. » L’espace du jeu offre un lieu de fuite, loin de la bruyante entreprise d’un art qui s’est complètement inféodé au « spectacle rétinien ». Mais le jeu d’échecs représente aussi un point de fuite, vers lequel convergent trois lignes perspectives : le scepticisme de Duchamp, sa recherche de stratégies pour une « peinture de précision » et une « beauté d’indifférence », et l’idée d’une « relittérarisation de l’image ». Ernst Strouhal
Duchamp a consacré beaucoup de temps à l’apprentissage du jeu. Il était attiré par les théories « hypermodernes » et réalisa dans cet esprit une miniature contre le futur Grand-Maître Koltanovsky qui jouait sous les couleurs de la Belgique. Sa seule victoire, devenue d’anthologie dans le tournoi, et une nulle contre le vainqueur Tartakover. Duchamp répéta l’exploit contre Miss Menchik, championne du monde. Il encaissa 8 défaites qui l’inciteront, peu à peu, à renoncer à participer dans les tournois de haut niveau. Pourtant, ce n’était pas ses qualités de joueur, ses connaissances théoriques qui lui firent défaut, mais plutôt celles que nécessite la compétition, le self-contrôle, l’endurance du combattant. Duchamp cherchait souvent des conclusions rapides par des moyens tactiques précipités.
« …si tous les artistes ne sont pas des joueurs d’échecs, tous les joueurs d’échecs sont des artistes. » Marcel Duchamp
Sa vision du jeu est explicite dans cette réponse lors d’une interview :
« Les échecs sont un sport. Un sport violent, ce qui enlève à ce jeu une grande partie de ses affinités avec l’art. Naturellement, un côté fascinant du jeu, et qui implique des connotations artistiques, consiste dans les schémas géométriques et les variations de la position des pièces, dans le sens combinatoire, la tactique stratégique et positionnelle. C’est au demeurant un mode d’expression triste - un peu comme l’art religieux - ce n’est pas très gai. S’il faut vraiment qualifier les échecs, je dirai que c’est une lutte. » Marcel Duchamp
Duchamp était admiratif du jeu de Capablanca, un modèle sur le plan de la conduite stratégique adepte de la Caro-Kann, alors que Nimzovich, qui était le chef de file des « Hypermodernes », considérait cette défense comme anti-positionnelle.
Thomas,George Alan - Duchamp,Marcel, Paris International (4), 21.06.1929
1.e4 c6 2.d4 d5 3.exd5
Dans le même tournoi, Duchamp obtint une bonne position contre le Dr. Cukiermann avant de gaffer après 3.e5 ♗f5 4.♘e2 e6 5.♘g3 ♗g6 6.c3 (plus tranchant 6.h4) 6...c5 7.♗b5+ ♘c6 8.0-0 a6 9.♗xc6+ bxc6 10.♕a4 ♕b6 11.dxc5 ♕xc5 12.♘a3 ♗d3? Les Noirs en retard de développement compliquent à tort. (Meilleur 12...♕b6 suivi de 13...Ce7 avec égalité.) 13.♗e3 ♗b5 14.♕c2 ♕e7 15.♘xb5!? 1-0 (50) Cukierman,J-Duchamp,M Paris International 1929(15.c4!+-)
3...cxd5 4.♗d3 ♘c6 5.c3 ♘f6
Un coup de développement logique. 5...e5 semble prématuré après 6.dxe5 ♘xe5 7.♕e2 et les Noirs ont un pion isolé sur d5 sans véritable contre-jeu.
6.♘e2?!
Plus conséquent 6.♗f4 contrôlant la case e5 pour éviter le coup qui va suivre.
6...e5!
Un coup libérateur même si cela se fait au prix d’un pion isolé car les Blancs ne peuvent clouer le Cavalier sur e5.
7.dxe5 ♘xe5 8.0-0 ♘xd3 9.♕xd3 ♗d6 10.♘g3 0-0 11.♗g5 ♗e6
Pour le pion isolé les Noirs ont la paire de Fous et un bon développement qui offrent des chances égales.
12.♘f5?
Une erreur grossière de la part d’un Maître.
12...♗xh2+!
Permet de gagner un pion sans compensation.
13.♔h1
N’est pas mieux 13.♔xh2 ♘g4+ 14.♔g1 ♕xg5 avec initiative.
13...♗c7 14.♘d2 ♗xf5 15.♕xf5 ♕d6 16.g3 ♘h5
Duchamp cherche les complications tactiques, alors que 16...♕e6 forçait l’échange des Dames à cause de la menace 17…♕h3+ suivi de 18…♘g4 -+ et les Blancs ont une partie difficile avec un pion de moins.
17.♘f3!?
En couvrant la case h2, les Blancs anticipent sur ce qui va suivre.
17...♕xg3?!
La pointe prévue de la combinaison, mais Duchamp est trop pressé de conclure, 17…♖fe8!? laissait les Noirs avec un net avantage et des menaces concrètes plus fortes que l’exécution immédiate !
18.♗e7! g6?
Il fallait renoncer à la tactique et simplifier, c’est du moins une proposition de l’époque. Après 18...♕g6!? 19.♕xg6 fxg6 (19...hxg6 20.♗xf8 ♔xf8 21.♖ad1 ♘f4=) 20.♗xf8 ♖xf8 21.♘d4 ♗b6 et avec 2 pions pour la qualité, les Noirs ont des chances de tenir la position.
19.♕xh5!
Maintenant les Noirs doivent jouer avec une pièce de moins pour 2 pions et le champion britannique va poursuivre son exécution avec efficacité.
19...♕f4 20.♖g1 ♖fe8 21.♗g5 ♕d6 22.♕h6 ♖e4 23.♗e3 f6?!
Ce coup vise à parer les menaces qui pouvaient surgir via les cases noires avec l’arrivée du Cavalier sur g5 ou du Fou sur d4, mais le roque se retrouve davantage affaibli.
24.♖g2
Les Blancs pouvaient exploiter le coup précédent avec l’immédiat 24.♖xg6+! hxg6 25.♖g1 et l’attaque est irrésistible après 25...♔f7 (25...g5 26.♗xg5!) 26.♕h7+ suivi de 17.Txg6 +-
24...♕e7?
Forcé était 24...♕f8 25.♕h3 suivi du doublement des Tours sur la colonne "g" et la défense restait problématique pour les Noirs.
25.♖ag1 ♕f8 26.♖xg6+! 1-0
Sans attendre 26...hxg6 27.♖xg6+ ♔f7 28.♖xf6+ ♔e7 29.♗c5+ avec un gain facile.
Henri Pierre Roché se souvient : « Les premières heures je gagnerai, je ferai même certains coups brillants. Mais les dernières, je serai peut-être à la merci d’une omission ou d’une erreur. » Marcel Duchamp
« Si l’on commence jeune à jouer aux échecs, on ne cessera pas de jouer jusqu’à la vieillesse et la mort. C’est donc une passion qu’on emporte dans la tombe. Une passion qui, tout au long de ma vie, fait perdre une quantité incroyable de temps ; c’est exactement ce qui m’arrive, et cela m’a vraisemblablement aidé à atteindre ce que je voulais : peindre le moins de tableaux possible, ne pas me répéter dans mes tableaux. » Marcel Duchamp
« Une partie d’échecs est une chose visuelle et plastique, et si ce n’est pas géométrique dans le sens statique du mot, c’est une mécanique puisque cela bouge ; c’est un dessin, c’est une réalité mécanique. Les pièces ne sont pas jolies par elles-mêmes pas plus que la forme du jeu, mais ce qui est joli - si le mot « joli » peut être employé -, c’est le mouvement. Donc, c’est bien une mécanique, dans le sens, par exemple d’un Calder. Il y a certainement dans le jeu d’échecs des choses extrêmement belles dans le domaine du mouvement ou du geste qui fait la beauté, dans ce cas-là. C’est complètement dans la matière grise. » Marcel Duchamp
En conclusion, la citation de Marcel Duchamp qui m’interpelle le plus, que l’écrivain André Breton qualifiait d’homme le plus intelligent du siècle, est une jolie pirouette sur le plan existentiel :
« En réalité, les problèmes les plus profonds ne sont pas des problèmes du tout, puisque : La solution du problème de la vie s’entrevoit dans la disparition de ce problème. »
Georges Bertola
Principales sources :
Le Bulletin de la FFE no. 31
La Stratégie juillet 1929
Paris 1929 Rogaska Slatina 1929, Gillam (The Chess Player 1999)
Marcel Duchamp joue et gagne Yves Arman (Galerie Yve Arman New York 1984)
The Chess Biography of Marcel Duchamp Vol. 2 Vlastimil Fiala (Olomouc 2004)
Marcel Duchamp Arturo Schwarz (Edition Georges Fall 1974)
M. Duchamp/ V. Halberstadt Jeu dans le Jeu Ernst Strouhal (Verlag für Moderne Kunst 2012)
Marcel Duchamp entretien avec Pierre Cabanne (Editions Aliia, Paris 2014)